Éphéméride in process
Sur de grandes toiles maculées de volutes de noir de fumée, Jean-Marc Chevallier a silhouetté au hasard des formes blanches aux contours irréguliers, des surfaces se découpant en courbes aléatoires. L’ensemble sur son fond cotonneux évoque les bulles évidées d’une bande dessinée imaginaire tout autant que des nuages, des flaques ou des étendues d’eau, une cartographie rêveuse avec ses territoires vierges, des phylactères muets, prolixes de sous-entendus mystérieux.
Toujours sur ces toiles, on remarque aussi le dessin de surfaces rectangulaires, juste tracées par l’esquisse au fusain de leur périmètre incomplet, de cadres semblant dématérialisés et que la netteté capricieuse de leurs images fait osciller entre ombres et reflets, vagues pourtours et bords allusifs, voire immatériels. Chaque rectangle peint en gris et découpant sa silhouette comme si le peintre supposait simultanément une feuille blanche et un lieu dévoilé par des traces fait virtuellement signe d’un espace réservé. Comme on le devine, les œuvres entre abstraction pure et évocation non figurative socle une sorte de topographie visuelle.
Se superposant à tout cela, mais sur un nombre limité de toiles, « seulement trois » dit l’artiste, des dates sont peintes en blanc au pochoir. Leurs silhouettes plus ou moins visibles ou traitées comme si elles étaient translucides semblent marquer chaque œuvre d’un moment particulier. S’agit-il de rappeler à la fois la date de création des tableaux et le fond d’origine des toiles vierges ? Aux dires de Jean-Marc Chevallier, ces dates sont, pour lui, une manière intime et en demi-teinte de rappeler des liens encore vivaces, voire des instants inoubliables. En intitulant l’ensemble « Éphéméride », l’artiste donne à son travail une orientation narrative incontestable.
Bien que manifestement précédé par l’enregistrement mémoriel et déjà potentiellement narratif des volutes de fumée, cet inventaire en ordre d’apparitions dispersées est énigmatique car chaque tableau a autant des apparences de photographie en noir et blanc que des allures de dessins préparatoires ou, comme on l’a suggéré, de relevés topographiques. On hésite donc entre plusieurs tentatives de saisies des objectifs du peintre : l’une immédiate et photographique, une autre à la fois narrative et mise en scène, une troisième orientée dans le sens d’une peinture abstraite et suspendue à l’approbation d’un spectateur. Il semble que, passionné de cartographie, le peintre, pour chaque cas, a tenté de mettre en jeu de singuliers va-et-vient. Comme pour confirmer cette impression, on observe que chaque tableau s’impose esthétiquement par sa frontalité autant que par sa ressemblance avec une vue en surplomb.
La série des œuvres décline ses compositions d’où émergent des cadrages et des plans. La diversité de netteté des formes se mue en focales ajustées, les volutes de fumées génèrent des impressions de flash-back, l’harmonie générale en noir et blanc et en demi-teinte sublime une aura iconique d’origine photographique… Serions-nous confrontés à un film muet ? L’artiste dont jusqu’ici l’œuvre picturale régulière et progressive brillait précédemment de multiples colorations nous inviterait-il à déceler dans la nouveauté de cette production une sorte de retour critique sur son travail et sa méthode ? On juge en regardant chaque œuvre que, davantage que des accumulations ou une fabrication, les compositions semblent avoir été méthodiquement et progressivement mises en place, élément après élément. On dirait que par ses recouvrements, chaque forme plastique, chaque effet visuel, tout ce qui semble n’être qu’entremêlement procède en fait par fusions partielles des plans et des thèmes. Toute une pratique artistique fondée et argumentée par des mouvements d’occupation conceptuelle de la toile s’inscrit de ces façons en acte, contribuant à faire une saisie de chaque geste pictural. On comprend que sous son apparence de dessin et de topographie, d’expérimentation et de stratégie d’occupation esthétique des moyens d’expressions, la peinture de Jean-Marc Chevallier tente de concevoir des équilibres plastiquement défendables.
Sous ces apparences sérieuses, la nature du travail de Jean-Marc Chevallier est aussi faite des plaisirs de peindre spontanément. En effet, à y regarder de près, à bien faire la part des choses entre composition et technique, moyens et fins, on peut voir que chaque tableau présente de multiples marques d’improvisations ou d’expérimentations tant visuelles qu’esthétiques. L’imaginaire des formes, leur exécution parfois flottante, ces compositions tranquilles évoquées comme des premiers regards sont aussi très ludiques. À travers ses flâneries, la peinture de Jean-Marc Chevallier met les sujets en question, divague sur les référents jusqu’à rappeler avec humour que l’errement esthétique a ses techniques. « Mon travail tient du tiroir, c’est un travail à tiroirs » confie l’artiste au détour d’un listage rétrospectif de son parcours en forme de catalogue à la Prévert : « J’ai travaillé sur le thème des « marelles-paysages, des jeux de mots, des bulles… avant ça — d’ailleurs, j’ai imaginé un moment que cette série pourrait par exemple s’intituler Flux et reflux de bulles bullées, j’ai aussi peint “des paysages de Vermeer à la carte” (dixit) — je m’intéressais beaucoup à l’histoire de la carte en peinture… »
Posément, l’artiste brouille ses pistes, soumet le regard à ses stratégies et ses humeurs expressives, invite à lâcher les résistances entre tout pictural et tout réflexif, bref à ouvrir des marges d’interprétations individuelles. Mon sentiment est qu’au-delà de ces décontractions formelles, dans la tradition d’un art risquant ses objectifs autant que ses moyens, Jean-Marc Chevallier fonde son art sur l’idée que diverses pratiques de découvertes et d’engagements expérimentaux autour de l’objet même du tableau engagent un programme de recherche durable et nourrit en profondeur une vie d’artiste.
Jean-Marc Chevallier a conçu cette série de tableaux pour cette exposition par rapport au site d’Aponia. Les formats, le nombre d’œuvres, leur disposition, le travail plastique de la surface de chaque tableau et en perspective celle des murs où elles seront présentées, tout a été pensé par l’artiste pour être mis en synergie et produire ses effets de présence sérielle. De sorte qu’avant sa présentation, cette exposition s’annonce comme un travail in situ et pour partie, une installation. D’où vient-il qu’en tant que spectateur et amateur d’art, mes doutes tombent face à l’évidence que son abstraction au premier abord frontale s’apprécie davantage par ses profils et ses liens, que son étendue esthétique croît avec ses effets de correspondance allusive, ses ombres et lumières supposées ?
Qu’est-ce qui pousse Jean-Marc Chevallier à peindre à mi-chemin entre concept et expression directe ?
D’où lui vient l’envie de peindre des tableaux à la fois troublants d’esthétiques expérimentales et d’investissements personnels ? Quand il puise dans le langage codé des cartes, l’artiste ne dit peut-être pas ce qu’il faut apprécier, il semble nous inviter à nous émouvoir de ce qui est sensible et appréciable.
Ce travail artistique est, on le devine, au plus près de l’histoire de l’art contemporain et des théories dont son parcours est jalonné. Le travail de Jean-Marc Chevallier a pour objet d’exprimer l’espace et le temps en peinture, de mobiliser des moyens plastiques susceptibles d’impacter conjointement leurs diverses apparences dans des images à la fois sublimées et symboliques. La flexibilité de son travail évolue dans le partage de leurs virtualités communes, à l’appui de leurs richesses iconographiques et des formes artistiques qu’elles ont inspirées. Ses enjeux d’artiste : la possibilité de mêler, de les surprendre ensemble, de les soumettre aux lois d’un tableau composé subjectivement.
La pratique de Jean-Marc Chevallier évolue de la peinture au dessin, dans les deux sens d’un même temps à la fois éphémère et suspendu à l’évocation du tableau. Il suggère qu’il faut que l’œuvre bouge, que la surface de la toile vibre de ce qui vit en elle dans la peinture, que l’acte de créer et de peindre fasse date. Sans doute est ce la raison d’être de cette étonnante série tout en projets allusifs et en expérimentations critiques à partir desquels l’artiste montre sa capacité à vouloir rebattre ses cartes de peintre et de créateur.
Alain Bouaziz, février 2012
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