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Exposition : La louve
Armand Lestard, Hélène Singer, Sandra Ancelot, Rémi Voche, Eric Angenot, Franck Lestard
La Louve

« La Louve »

Cette sculpture de louve nourrissant deux enfants : le lien à la nature sauvage comme condition de création d'une société. La force de cet emblème résonne étrangement dans une société où ce lien s'est distendu, où la source nourricière s’est tarie, où le sauvage, partout et sous toutes ses formes, est gravement menacé.
Il nous semble urgent aujourd’hui de rétablir ce lien au sauvage ; d'aller chercher sa présence au plus profond de nous-mêmes, et de développer de nouveaux liens sensibles au monde, constitués plus de continuités que de ruptures.
« La Louve » n'est pas vraiment une exposition, c'est un terrain d'expérimentations de groupe, un lieu inconfortable où les formes naissent autant de collaborations, que des tensions ou d’affrontements. C’est un terrain où l'on s'éprouve, où l'on se sent, où l'on se renifle, où l’on se cherche, et où l'on se perd pour mieux se retrouver. « La Louve » est un projet organique, hétérogène et performatif sur la place du sauvage dans nos vies.
Eric Angenot.
Eric Angenot interviewe Armand Lestard, artiste, commissaire de l’exposition « La Louve ».
- Quelle est la genèse du projet « La Louve » ?

C'est parti d'une invitation d'Aponia, Centre d'Art contemporain de Villiers sur Marne où j'avais déjà présenté une installation en 2004.
J’ai tout de suite vu l'opportunité de présenter quelque chose autour de la performance ou de l’action ou tout du moins un truc un peu « iconoclaste » : Un travail collectif qui déformate l’exposition en un lieu d’actions et de rencontres en mouvement. J’y voyais aussi l’occasion de prolonger l’expérience faite à Montreuil, le 14, 15, 16 , 17 octobre 2017 ". Résistances électriques, Indien et autres carburateurs flingués" dans lequel j’invitais des artistes du projet  au Centre Aponia à intervenir pour « une entame du projet  "La Louve "».
Sandra Ancelot  m'a poussé  dans ce sens et convaincu de faire quelque chose de spécial. Elle- même, est dans une direction de recherche, sur un travail de dessin aérien, quelque chose à la frontière des disciplines, entre les arts plastiques et l'action, la proposition finie, ou la pièce en construction: est-ce du dessin, est-ce de la performance, est-ce du cirque, du spectacle ?
C'est un point de démarrage pour interroger ce que l'on pourrait proposer comme  recherche axée sur le sauvage  et où la question de l’instinct est posée.
- D’où vient le titre ?
J'ai lancé une piste : "Les mamelles de la louve "et après divers échanges par mail avec les artistes, il a fallu trancher, donc c'est devenu : « La Louve ». Cette fameuse sculpture romaine  m’a toujours intrigué. J'ai retrouvé quelques dessins dans mes carnets. Nous nous sommes rendu compte que cette image était le dénominateur commun. Quand j'ai lancé cette histoire de Louve, chacun avait, par hasard,  fait quelque chose en rapport avec cette image: le dessin de loup de Sandra, la performance  de rue  avec les mamelles d'Eric Angenot , les photos d' épreuves en plâtre prises par Hélène dans les réserves du Louvre, les dessins de Franck et les performances de Rémi dans la forêt.
- Pourquoi travailler aujourd’hui sur le sauvage ?
La priorité, était de trouver un groupe d'artistes dont l'engagement physique importe dans leur art et liés à l'animalité (Eric Angenot avec son projet Post industriel animism, Hélène Singer ( le cri primal, les natures mortes), Franck Lestard et ses dessins de vanités animales , Rémi Voche et ses performances  in dame nature en peau de bête.
 Le sauvage est un thème, un enjeu de premier ordre.  Sandra Ancelot  utilise son corps  comme un outil primaire dans ses dessins aériens, elle suit  son instinct dans une danse ritualisée, proche de la  transe. En ce qui me concerne,  c’est une approche d’un état d’être  toujours à la limite du sauvage. Je pense que le sauvage est une sorte de jardin secret, un reste d’animalité que nos civilisations ont tenté de refouler et qui resurgit parfois comme un volcan.  C’est peut-être notre lave cachée sous la croûte civilisée. Je suis un urbain dont les racines sont enfouies sur des terres sauvages.
-Tu es actif sur la scène Punk Rock, en quoi cette culture influence-t-elle un projet comme celui-ci ?
Elvis, Screamin' Jay Hawkins, Jimi Hendrix, les Doors, Hasil Adkins, les Who, les Stooges, les Sex Pistols, les Cramps, ont  fait surgir le sauvage et l'instinct primal dans le Rock'n'Roll. Pousser les manettes à fond ; le Punk est pour moi à l’origine un retour au sauvage. L’esthétique, do it yourself, est aussi reliée au projet. Les premiers Fanzines Punk étaient tirés sur des mauvais photocopieurs. Le Punk est un cri primal aussi, une réaction contre le trop de sophistication, de « polissage », de politesse. Le retour à l’instinct premier du rock'n'roll : énergie, sexe et fureur ; le punk, c’est aussi le sauvage dans l’urbanité, je m’y retrouve.
- En tant qu'artiste curateur de l’événement, tu ne t'es pas simplement contenté de choisir des artistes mais tu as suscité des interactions entre eux, des débats. Cela te paraît important ?
C’est  l’essence même du projet, car je crois que les artistes plasticiens se contentent de leur prés-carrés. L’artiste face à lui-même est seul, il faut beaucoup d'inconscience pour prétendre apporter quelque chose de singulier. Depuis quelque temps, il y a bien des groupes ou des duos d’artistes qui signent collectivement, mais je ne sais pas dans quelle mesure cela est possible et sincère.  On est bien dans une sorte de sauvagerie. Ici on va tenter le collectif dans ses limites. C'est pour cela que cette image de Louve nourrissant ces petits cons de baigneurs civilisateurs est significative.  Je penche plutôt pour cette Louve racée que pour ces affreux petits hommes grassouillets.
J'ai présenté le projet en  expliquant mon intention de faire autre chose qu’un accrochage de pièces singulières  dans une thématique commune. Je propose de prendre un risque en commun, une expérience (avec cette possibilité que celle-ci soit foirée): c'est, je pense, la définition de la performance. Non pas, que je sois contre les expos en forme de « collages », j’y participe, mais ici nous avons la possibilité de faire autrement, j’ai toujours cette volonté de casser les codes établis.
- Avec ce projet, tu dis vouloir éviter la logique d'exposition illustrative où chacun apporte des pièces en lien avec la thématique, mais plutôt amener chacun à réagir de manière plus directe, performative et risquée au sujet. Peux-tu en dire un peu plus ?
Certains commissariats d'exposition sont considérés comme des œuvres d’art. Pourquoi pas, chiche allons-y ? Je n’en sais  fichtre rien,  en tout  cas, je veux que cette expo devienne une œuvre collaborative, un bazar.  Je sens bien qu’il y a encore des adhérences  à une forme classique d’exposition de groupe, c'est pourquoi ce projet est encore inédit .
- Tu as souvent travaillé sur la violence sociale, liée notamment à tes racines ouvrières en Lorraine. Y a-t-il des liens entre ces pratiques et la notion de "sauvage" ?
On peut rapprocher cette violence sociale subie, en premier lieu, dans l'industrie lourde à la fin des années 70  avec la notion de sauvage. Les luttes sociales ont peut-être quelque chose à voir avec l'instinct primaire de survie.  En hommage à ces luttes j’ai présenté un tipi entoilé d’un tissu technique « alluminisé » qui sert pour les vêtements de protection des ouvriers  de la sidérurgie. Je me suis transformé en indien pour une action.  
- Comment as tu opéré le choix d'artistes qui participent au projet ?
A l'instinct pour être en accord avec le sujet.
J'ai choisi des artistes dont je me sens proche, des amis que j'avais  envie de rencontrer. J'ai cherché une cohérence, un équilibre entre l’action et la trace : de la performance, des  corps outils pour laisser une trace, des corps incarnés, des corps en transhumance. Cela m’intéresse de provoquer la rencontre d’un artiste qui oeuvre seul dans son atelier, comme mon frère et d'autres qui investissent l'espace public, comme toi Eric.
Je veux élargir le spectre sensitif avec des artistes  qui utilisent le son, les fragrances, le tactile et d'autres sens plus enfouis en nous. L'animalité nous relie dans nos peurs, nos fragilités, nos sexualités, nos instincts. Sandra Ancelot, Hélène Singer sont des amies de longue date et je voulais les rencontrer  enfin dans un travail artistique. Mon frère, Franck, dessine le sauvage. Eric toi, tu proposes une action plus politique et sociale, tu te frottes aux réalités sociales. Comme je me méfie des politiques mais que je suis  curieux de certains artistes qui tentent d’investir d’autres champs que le circuit conventionnel, je veux voir aussi ce que l’on peut faire ensemble. Le white cube est confortable et il s’agit de sortir de ce cadre. Les petites éditions que tu produis sont dans l’esprit des Fanzines "do it yourself".
Comme un apprenti sorcier Il y a aussi, une curiosité ou une malice à voir ce que peut donner cette rencontre entre nos univers respectifs, je crée une situation de rencontres, de juxtaposition, de fusion, je cherche à provoquer une alchimie qui j'espère fera œuvre commune.

 

Texte d'Hélène SINGER publié par LIGEIA, dossiers sur l'Art

SAUVAGE, SAUVAGERIE. LA LOUVE ET SES PETITS.

    L’exposition « La Louve » eut lieu au centre d’art contemporain Aponia de janvier à février 2018. Elle regroupait six artistes ayant la double activité de plasticiens et de performeurs, travaillant sur des questions sociopolitiques liées à l’animalité. Ils partirent d’un dénominateur commun pour interroger « le sauvage » : la Louve capitoline (ou dite « du Capitole »). Ce bronze exposé au Musée du Capitole à Rome est le symbole universel d’une civilisation qui rayonna sur le monde pendant des décennies. Comme il advient pour toutes les œuvres célèbres, l’image de cette sculpture nous est devenue si familière qu’elle occulte ce qui devrait nous frapper au premier regard : l’aspect subversif de ces deux petits mâles en train de téter une louve. Une femelle sauvage devenue symbole de civilisation.


Sauvagerie animale et humaine
    Sauvage, sauvagerie, ces termes se comprennent différemment selon qu’ils s’appliquent aux animaux non humains ou à l’homme. « Sauvage » correspond à l’état naturel des premiers (« qui n’a pas été modifié, apprivoisé par l’homme »). La domesticité de certains d’entre eux ne fait que souligner cet état fondamental. Appliqué à l’homme, le terme de sauvage désigne celui qui est peu civilisé, primitif, et parfois même barbare. Et dans l’imaginaire collectif, le comportement grossier ou cruel de l’homme le ramène à un état « bestial ».  Au-delà de l’humour du caricaturiste français Grandville au XIXe siècle qui travestissait les hommes en animaux pour se moquer des travers de la société, les artistes allemands sous Weimar animalisèrent les oppresseurs en chiens, hyènes, porcs…

Quid du loup ?  John Heartfield, en 1935, publie un photomontage Die Lehre des Wolfes (L’enseignement du loup), version politique revisitée de la fable de la Fontaine « Le Loup devenu berger » : le dignitaire nazi est un loup en uniforme gueulant pour soumettre son auditoire constitué de simples animaux (âne, cheval, moutons, agneau, canard...). Un renversement dans le travestissement s’opère : alors que l’homme cruel est grimé en loup, La Fontaine narre le travestissement du loup en un autre animal, le renard. C’est sa voix qui le perdra. La morale de la fable est celle-ci : « Quiconque est Loup agisse en Loup : C’est le plus certain de beaucoup. » Heartfield dirait peut-être « quiconque ne reconnaît pas le loup devient loup lui-même ».
    Une civilisation tout entière peut se fourvoyer dans une sauvagerie policée à la mécanique mortelle. Et seul l’homme peut être inhumain, comme l’écrit Jacques Vergès : « Qu’est-ce que l’humain ? Qu’est-ce que l’inhumain ? Une bête n’est pas inhumaine, seul l’homme peut être inhumain. » Il remet ainsi en cause l’idée commune que la part sombre de l’homme ne pourrait être que le signe de sa bestialité.


Le mythe du bon sauvage
    Le sauvage ne s’oppose donc pas si facilement au civilisé, même si dans son sens commun, il est souvent considéré comme un état de pré-civilisation broussailleux qu’il faut ordonner, dresser, ou tout au contraire, sauvegarder comme un trésor de paradis perdu. L’utopie des Lumières, dans son effervescente réflexion sur la « nature » et la « culture », voit apparaître le mythe du bon sauvage, celui qui est pur, vierge du formatage de la civilisation, non contaminé par un système social qui va l’engloutir. Inspirés de récits de voyage et de la découverte de l’Amérique, les philosophes créeront cette fiction de l’homme sauvage bon et bienheureux pour faire le procès du sentiment de supériorité de l’Europe vis-à-vis du monde à civiliser. Cela ira, chez Jean-Jacques Rousseau, jusqu’à imaginer une nouvelle pédagogie où le précepteur doit conduire l’enfant loin de la civilisation en le ramenant à la nature, car « La nature a fait l'homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable. » Rien ne doit cependant être pris au pied de la lettre, puisque l’enfant vierge de toute société, comme le bon sauvage en harmonie parfaite avec la nature, sont des mythes. Rousseau sait qu’aucun retour, ni aucun retrait ne sont possibles. Comme tous les mythes, ils permettent de donner un sens de lecture au monde et à la société alors en plein bouleversement social et industriel. L’image d’un primitif heureux en parfaite harmonie avec la nature bonne par essence rassure.

 Vivre en d’autres temps, en d’autres lieux où paix et bonheur seraient assurés par une nature bienveillante… Y aurait-il un retour en force de ce mythe actuellement, quand l’on affirme régulièrement que l’homme est le plus grand prédateur, et qu’il est cause de la perte d’un monde naturel pur ? La civilisation devient perversion d’un monde pré-humain considéré comme pur et intègre : le fantasme d’un « âge d’or naturel » semble revenir en force.  
    Des photographes contemporains mettent en scène les catastrophes écologiques, économiques, technologiques et politiques qui détruisent la nature, dans des montages numériques à la facture méticuleuse, créés à partir d’images trouvées sur le net. L’artiste chinois Yang Yongliang intègre dans des paysages de montagne, à la manière des shanshui, des grues qui dégradent l’environnement et rognent la nature pure (série Heavenly City, 2008). Selon lui, le progrès urbain serait illusoire : les dangers de l’industrialisation contaminent le monde. Cela fait écho à la conception rousseauiste de l’homme « perverti » par la culture, sa quête incessante des savoirs et avancées technologiques, son goût du luxe et de la propriété. À vouloir tout dominer, l’homme est finalement emporté par ce qu’il a engendré.
    Nombre d’artistes traitent de notre responsabilité face à la nature, en recourant à une esthétique allant à l’encontre de cette imagerie propre et glacée. Dans la lignée d’un Joseph Beuys qui exhortait à un retour au « langage primordial de la terre », ils refusent la rupture entre l’homme et l’animal, et combattent en quelque sorte l’humanité occidentale en l’homme, qui s’est coupé de ce rapport magique au monde, en déployant une approche trop rationnelle.
    Cette nécessaire prise de conscience de notre animalité et sauvagerie est au cœur de l’exposition « La Louve ». Comme chez Beuys, mais de manière différente, l’animalité salvatrice devient positionnement politique. Eric Angenot affirme que « le manque de sauvagerie dans notre société est une menace » ; Armand Lestard, commissaire de l’exposition, pense que « le sauvage est un reste d’animalité que nos civilisations ont tenté de refouler et qui resurgit parfois comme un volcan. C’est peut-être notre lave cachée sous la croûte civilisée ». Ici encore, la civilisation qui oublierait ses racines sauvages engendrerait des catastrophes. Sans doute sommes-nous dans un fantasme du sauvage, fécond, rassurant et sexuel, à l’instar de la Louve du Capitole aux mamelles nourricières, fermement campée sur ses pieds. Si cette sculpture a été prise comme point de départ, c’est parce qu’elle pose « le lien à la nature sauvage comme condition de création d’une société ». Il faut se nourrir de la louve sauvage, non pas pour la domestiquer, mais pour « dé-domestiquer » notre conditionnement social.


Limite et utopie de la sauvagerie « positive » en art

Revenir au sauvage pour dégorger la civilisation de son refoulé a été l’argument des actionnistes viennois dans les années 1960 pour légitimer leurs actions rituelles sadomasochistes et scatologiques. Selon leur chef de file Hermann Nitsch, l’homme ne pourra se dire démocrate que dans la mesure où il ne sera plus dominé par ses forces obscures, car il les assumera. Ces actions rituelles sont un moyen de libérer les pulsions que la société nous oblige à étouffer en même temps qu’elles constituent, dans une conception cathartique de l’art, une sorte d’acte purificateur. Défoulement expiatoire, simulation de crucifixion des participants aux yeux bandés recouverts de sang, animaux égorgés et éviscérés, sadomasochisme… Des références chrétiennes s’ajoutent au fantasme des bacchanales dionysiaques, blâmées dès la Grèce antique car ces « manifestations à caractère licencieux et orgiaque, ces ensauvagements sont des rituels dangereux aux yeux des princes ». Diffusées jusque chez les Romains, les Bacchanalia locales susciteront l’effroi des sénateurs, qui tenteront d’interdire ces cérémonies occultes. Il ne faut pas confondre censure et respect du droit civil : les dérives de certaines actions ont été punies par la loi, la sauvagerie pouvant cependant aller très loin avant que la civilisation ne la condamne. Les plus choqués ayant été… les défenseurs des animaux. Olivier Lussac explique que ces actions faisant référence à l’animalité, convoquent finalement davantage celle du spectateur que celle du performeur qui peut s’adonner pourtant à une véritable sauvagerie. L’animalité se présenterait comme une « ontologie négative » faisant référence à nos affects obscurs enfouis. Ces actions d’une violence immodérée réveillent chez le spectateur un affect ambigu, archaïque.
    Dans son film « The Square » (2017), le cinéaste suédois Ruben Östlund fait une critique acerbe du monde de l’art contemporain. À travers une véritable scène d’anthologie, il présente une performance artistique extrême, qui pousse un public d’amateurs d’art contemporain – et à travers eux, les spectateurs de son film – dans ses retranchements « d’hommes civilisés » et perturbe leur confort intellectuel. Le performeur, équipé de prothèses simulant des pattes et dégageant physiquement une sauvagerie animale effrayante, saute d’une table à l’autre lors d’un dîner de mécènes. Véritable colosse lâché à « l’état de nature », il éveille en eux non plus un affect archaïque, mais un sentiment de terreur doublé d’un profond malaise. Paradoxalement, cette angoisse naît plus de la reconnaissance de l’humanité dans cet homme qui échappe à tout contrôle, que de son animalité. La critique Guillemette Odicino voit en ce happening cinématographique une mise en scène du « malaise dans la civilisation » : « Ruben Östlund étire ce violent moment de gêne jusqu’au paroxysme, et nous interroge sur notre propre lâcheté… ».

    Les artistes de « La Louve » font le choix du sauvage et non de la sauvagerie, en recherchant l’agressivité joyeuse et vivifiante que l’on retrouve dans le Punk, en tant qu’il est « une réaction contre le trop de sophistication, de polissage, de politesse ». L’artiste contemporain Claude Lévêque parle lui aussi d’une jubilation esthétique de l’agressivité, comme dans certains concerts punk ou indus dont il est amateur. Il fait subir en ce sens des stimuli parfois violents aux visiteurs de ses installations environnementales, ceci pour leur faire perdre leurs repères et les engager dans leurs « ténèbres pulsionnelles ». Un vent d’agressivité joyeuse, de Fluxus et de punk flotta au-dessus du vernissage de « La Louve », ainsi qu’un esprit alternatif, underground, terme anglais qui signifie littéralement « sous terre » : visage d’Armand Lestard enduit de terre glaise craquelée par la sécheresse, la même qu’il utilisa dans la semaine pour modeler une version brute de La Louve du Capitole. Grattage de la croûte civilisée par mes cris ponctuant une version électro-punk d’un lied de Schubert célébrant la nature, version fantasmée d’une Diane chasseresse blessée. Frénésie graphique et picturale de Franck Lestard pris dans une séance punk-chamanique de représentation d’animaux sauvages à l’encre noire, sur de grandes feuilles de papier accrochées aux murs. Effort à quatre pattes de Sandra Ancelot luttant contre la force attractive d’un élastique la ramenant inépuisablement en arrière, faisant écho à un renard empaillé harnaché tirant une énorme boule de terre, telle une femme-Sisyphe en action qui s’attachera plus tard dans la soirée, à une poulie géante pour accomplir une chorégraphie volante. Présence invisible d’Eric Angenot caché tout ce temps-là sous un patchwork de survie d’où il déclamera des textes sur la disparition des animaux sauvages. Arrivée mystique de Rémi Voche en manteau de fourrure, portant sur le dos un matelas qu’il venait de traîner sur treize kilomètres avec un fusil inséré dedans, allumant une bougie avant de s’allonger dessus en criant « en chien de fusil ! ». L’espace d’exposition plongé dans l’obscurité, encombré méthodiquement des œuvres mises en commun des artistes dans un processus de déterritorialisation de chacun, fut activé par ces actions performatives.
    Car loin d’une exposition thématique (le sauvage, l’animalité), ou même d’une mise en commun d’éléments préconçus qui aboutiraient à une installation collective, c’est bien un processus de création « décolliérisé » qui devait faire œuvre. « La Louve » a été une tentative de communauté en action, de pertes de repères individuels pour partir à l’aventure, une performance en soi, qui pouvait aussi échouer. Ressentir, s’éprouver, se renifler… Les masques animistes, les animaux empaillés, l’enseigne lumineuse à la lumière verdâtre ou les néons « Walk on the wild side » traversant un mur de briques, les dessins au fusain recouverts d’autres dessins à l’encre noire, de forêt et d’hommes animaux, la vidéo-performance d’un épouvantail brûlé, les flèches en acier et pattes de chevreuil, les photographies des artistes nus lors du montage de l’exposition, puis de leurs performances après le vernissage, la guitare électrique et ses vieux amplis, la potence à chaîne, la louve en argile, la photographie d’une constellation d’une « grande louve » fantasmée… Les éléments se bousculent et s’assemblent pour tenter d’exprimer l’énergie d’une esthétique sauvage, c’est-à-dire intuitive et sexuelle, dans une mise en espace libre et ordonnée, encore trop civilisée finalement, peut-être, selon les artistes eux-mêmes. 

 
Mythologie sexuée, processus sauvage et œuvres civilisées
    Le mot latin lupa possède deux sens, « louve » et « prostituée ». La Louve du Capitole relie la femelle et la femme autrement, par un sentiment commun : la maternité protectrice vis-à-vis de leur progéniture.  Jérôme Carcopino écrit : « L’artiste n’a point fait un portrait, mais réalisé une idée, celle de la louve menacée dans ses petits et prête à les défendre jusqu’à la mort. Il a traduit l’énergie de l’instinct maternel, vigilant et sublime jusque chez les fauves. » Le travail d’orfèvre des huit mamelles qui n’ont ni la même longueur ni la même plénitude sont autant nourricières que sexuelles. Elles sont tétées par des garçons, aussi mythologiques soient-ils.
    Une autre figure mythologique est représentée avec une multitude de mamelles pendant sur son poitrail : Artémis, déesse de la chasse et de l’eschatia, les zones des confins sauvages du territoire de la cité, « là où la main de l’homme ne modèle pas le paysage ». Elle pourchasse les animaux, mais aussi les hommes qui la désirent et osent s’en approcher, comme Actéon qui fut dévoré pas ses chiens. Cette déesse ensauvagée qui fit du chasseur une proie, est aussi la déesse de l’accouchement. Ici encore, c’est par la naturalité de l’accouchement qu’un lien entre la femme et le sauvage s’établit : « Dans la mise au monde, inscrit dans le vivant lui-même, apparaît le sauvage, le non-pris par la culture de la naissance du mammifère humain ». Chez les Grecs, cet état de sauvagerie pré-culturel perdurait chez les jeunes gens, jusqu’à ce qu’ils soient dressés, domptés par la civilisation.
    Artémis n’est pas la déesse de la sauvagerie, mais celle qui se situe aux confins de la nature et de la culture. Elle serait la gardienne fantasmée de cette exposition, zone artistique tampon entre cette aspiration au sauvage et ces œuvres forcément civilisées. Mais l’irrévérence n’a de sens que dans le monde civilisé. À défaut d’échapper (et faut-il l’espérer ?) au trop civilisé, le désir d’irrévérence a été ici moteur de création. En faisant l’éloge de l’intuition comme lien entre l’homme et l’animal, et de l’instinct premier du rock’n’roll (énergie, sexe et fureur), les artistes ont joué le jeu du sauvage dans l’urbanité, comme le fit le punk en musique. S’éloignant d’un retour au mythe du bon sauvage ou de la « Naturphilosophie », évitant les écueils d’un chamanisme à la mode ou d’une dénonciation didactique de l’écocide, ils ont cherché à expérimenter cette mythologie sexuée de la Louve capitoline, les pointes des mamelles comme frontière métaphorique entre la bête et l’humain, passage lacté entre le sauvage et le civilisé.
    Comment créer du nouveau en prônant un retour salvateur à l’état sauvage ? Comment innover (le but artistique en soi étant : la création) quand l’on s’inscrit dans une démarche de révélation d’un refoulé dans la société, récurrente depuis les Lumières ? L’exposition « Peinture des lointains » au musée du Quai Branly présente des tableaux de la fin du XIXe siècle de peintres reprenant le mythe du bon sauvage, innocent et pacifique, tel François-Auguste Biard (1799-1882) qui chercha à découvrir les Indiens des régions sauvages du Brésil (Deux Indiens en pirogue, 1860), pour les figurer dans des paysages oniriques. L’île est aussi l’espace fantasmé d’un paradis vierge, isolé de toute contamination de la civilisation. De Gaston Vincke à Paul Gauguin, le rêve insulaire engendre des représentations paradisiaques. Ce dernier dit vouloir vivre là-bas en « sauvage ». L’utopie rôde aussi dans le territoire de « La Louve », mais elle est assumée car « il faut courir furieusement après l’utopie ».
    Il ne s’agit pas de retrouver un âge d’or, mais d’infuser librement et artistiquement l’inquiétante étrangeté du refoulé qui doit faire surface, phénomène freudien qui crée « une certaine distorsion du monde ». Ici le refoulé serait le sauvage, et la distorsion serait celle d’un riff de guitare électrique. Et si, comme l’énonce Jean-Pierre Sag, l’acte créateur serait de facto un sacrilège et un positionnement conflictuel par rapport aux artistes passés et présents, mais aussi sur un plan symbolique « par rapport à toute autorité régulant notre liberté : rébellion contre les instances paternelle et maternelle, insoumission aux lois, à la morale, aux bienséances de toutes sortes », métaphoriquement, les artistes de « La Louve » ont voulu par le biais du sauvage, revenir à l’irrévérence qui est le fondement de la création, sans être révolutionnaires mais agitateurs.
Hélène Singer

1 - Exposition "La louve", Centre d'Art contemporain Aponia, Villiers sur Marne, du 13 janvier au 11 février 2018. Avec Armand Lestard (commissaire), Hélène Singer, Sandra Ancelot, Rémi Voche, Eric Angenot, Franck Lestard.

2- Une copie est également exposée au Musée des Beaux-Arts Pouchkine à Moscou.

3 - La louve du Capitole fut créée au Ve siècle avant notre ère. Les jumeaux (représentant les nouveau-nés abandonnés Romulus et Rémus) dateraient du 3e quart du XVe siècle, l'âge d'or de la Renaissance italienne. Voir à ce sujet, l'étude historique complète de Jérôme Carcopino, qui précise que "si la louve est antique, il est probable qu'ils (les jumeaux) remplissent maintenant auprès d'elle le vide de ceux qui ont dû l'accompagner primitivement." (Jérôme Carcopino, la Louve du Capitole, société d'édition "Les Belles Lettres", Paris, 1925,p.10).

4 - Voir à ce sujet l'article de Franck Knoery "Le bestiaire de Weimar". Sources et modèles des procédés d'animalisation dans les arts graphiques allemands de l'entre-deux-guerres", in Ligeia, dossiers sur l'art "Art et Animalité" (dir.Hélène Singer), n° 145-148, janvier-juin 2016

5 - La diffusion de ces photomontages est phénoménale, les tirages de l'hebdomadaire Arbeiter Illustrierte Zeitung (A.I.Z.) étant diffusés à hauteur d'un demi-million d'exemplaires dans les pays de langue allemande.

6 - Jacques Vergès, Dictionnaire amoureux de la justice, "Beauté du crime", Edition Plon, 2002.

7 - Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l'éducation, 1762.

8 - Le comportement maternel des femmes du Nouveau Monde est ainsi comparé à celui des Européennes, pour être encensé : "On loue le soin avec lequel les femmes sauvages s'occupent de leurs enfants, égratignant largement au passage le peu d'intérêt de leurs homologues européennes pour les leurs.", écrit Sophie Marin dans son article "L'invention du sauvage", In Autres. Etre sauvage de Rousseau à nos jours, éditions esaa, Annecy, 2012,p. 36. Elle souligne par ailleurs combien l'image du sauvage" est ambivalente à cette époque, son humanité étant reconnue tout autant que son "instinct féroce et sanguinaire", et donc son inhumanité, qui s'exprime à travers les rituels cannibales.

9 - Nous pourrions citer aussi les artistes Ryuta Amae et Du Zheniun.

10 - Toutes les citations d'artistes sont extraites de la plaquette d'exposition parue en janvier 2018. Le texte est consultable sur le site du centre d'art contemporain Aponia : (http://www.aponia.fr/fr/Exposition/eva_la-louve).

11 - Eric Angenot, op.cit.

12 - Bertrand Hell, Le sang noir. Chasse, forêt et mythe de l'homme sauvage en Europe, Editions de l'oeil d'or, p.96. L'auteur parle ensuite de l'idée de sauvagerie fécondante dans la religion romaine archaïque au travers des mamelles de la louve : "La réactualisation de cette fondation mythique incombe aux prêtres-loups, les luperci", qui célèbrent la fête des Lupercalia, lors de laquelle ils immolent un bouc dans leur sanctuaire (la grotte sacrée où la louve allaita Romulus er Rémus), mi-nus mi-couverts de peaux de bêtes et le front marqué d'un sillon sanglant, avant de frapper les passants "à l'aide d'un fouet dont les lanières proviennent de la peau de l'animal fraîchement sacrifié (p.97).

13 - Le Sénat romain a tenté de les interdire en 186 avant J.C.

14 - Olivier Lussac, "Animalités et performance. Retour aux affects", in Ligeia, dossiers sur l'art "Art et Animalité", ibid.

15 - Critique Télérama 17/10/2017. (http://www.telerama.fr/cinema/films/the-square, 516813.php)

16 - Armand Lestard, op.cit.

17 - En collaboration avec le plasticien sonore Frédéric Mathevet.

18 - Nous utilisons ici le néologisme de Léo Férré dans sa chanson "Le Chien".

19 - Jérôme Carcopino, La Louve du Capitole, ibid. p. 16.

20 - Pascale Macary-Garipuy, "Du bain de Diane à Artémis l'ensauvagée", in Psychanalyse 2005/2 n°3, édition érès p.34. (http://www.cairn.info/revue-psychanalyse-2005-2-page-33.htm).

21 - Les flèches que j'ai créées en pattes de chevreuil et flèches d'acier sont un retournement du même type : c'est la proie qui devient objet de prédation. Dans "Hunteress", performance réalisée lors du vernissage, je les ai utilisées pour crever des ballons de baudruche représentant les mamelles d'une Artémis projetée au mur.

22 - Ibid. p.37.

23 - Paul Gauguin représenta de nombreuses fois en Polynésie la figure de sauvage nommée en tahitien "oviri", qu'il considérait comme son double.

24 - Jean-Pierre Sag est performeur et psychologue clinicien. Il a enseigné à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne la performance durant trente-cinq ans. Cette phrase est extraite de sa communication présentée le 30 avril 2016 au Colloque de l'ESPE de Valenciennes "Education artistique et économie numérique".


 

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